CHAPITRE VI
En voyant se pencher sur lui le professeur Tio Honela, le superaid eut le sentiment qu’il revenait à lui dans le paradis, à moins que ce ne soit en enfer, ou en tout autre lieu d’un monde d’outre-tombe. Il se dressa d’un élan mais Honela l’obligea à se rallonger.
— Doucement, que diable, superaid ! reprocha-t-il avec bonhomie. Quelle mouche vous pique ?
Ian Doma grimaça.
— Par Iosis ! éructa-t-il. J’ai assisté à votre désintégration au centre d’intervention polaire d’Ibsarc et vous me demandez quelle mouche me pique !
Le visage du professeur se ferma.
— Oh ! je vois que vous ignorez encore pas mal de choses, superaid, dit-il avec une soudaine émotion. Par exemple que les Holasiens ont trouvé le moyen de désintégrer un être humain sur Behera pour le reconstituer ici… C’est une expérience très douloureuse, et pour rien au monde je ne voudrais la recommencer !… Comment vous sentez-vous ?
— Relativement bien, grommela Ian. Suis-je toujours sur Holas ?
Honela acquiesça.
— Vous êtes au 60e niveau, celui de l’élite beherasienne à ce qu’il paraît… Plus tard, et d’après les Holasiens, nous formerons les bases d’une nouvelle société sur notre propre planète que Witherok aura conquise entre temps. Réjouissant, n’est-ce pas ?
Ian jeta un coup d’œil circulaire. Il se trouvait dans une cellule d’habitation confortable si on la comparait à celles qu’il avait vues sur Holas. Elle était située au rez-de-chaussée. Par la baie vitrée, il apercevait une place bordée d’habitations assez semblables aux demeures du 59e niveau. Dans les rues adjacentes aucun véhicule ne circulait et les trottoirs restaient déserts.
— Nous sommes bien traités, lui apprit le professeur en suivant son regard, mais nous manquons d’occupations et sommes submergés d’interdictions. Nous n’avons pas le droit de quitter les limites de la cité, dite Intermédiaire, pas le droit de sortir la nuit ni celui de nous réunir par groupe de plus de trois personnes. Nous ne devons pas nous rendre les uns chez les autres et les repas nous sont distribués devant les portes d’immeubles, à heures fixes, par une sorte de cuisine roulante qu’ils appellent ici un camionglisseur. Des soldats procèdent à la distribution et font en même temps l’appel des prisonniers que nous sommes. Chaque manquement au règlement est puni d’un séjour plus ou moins long en camp de travail et ceux qui en reviennent font ce qu’il faut pour ne pas y retourner.
Il offrit à Ian un gobelet d’eau et ajouta :
— Depuis que je me suis « reconstitué » dans l’infirmerie de la cité Intermédiaire, que l’on m’a attribué cette cellule, j’ai vainement étudié les possibilités d’évasion, superaid. Elles sont nulles.
Ian but le gobelet d’eau. Ses forces lui revenaient petit à petit. Il se leva, se secoua, demanda :
— Savez-vous ce que sont devenus mes compagnons, professeur ?
Tio Honela opina doucement.
— Bul Salor est en bonne santé. Il est hébergé à deux blocs d’ici, chez Orn Alaz, l’ex-directeur du centre d’intervention polaire d’Ibsarc.
— Les autres ?
Le professeur détourna les yeux.
— Désintégrés, murmura-t-il. C’est le capitaine Xhurekas qui nous l’a révélé lors qu’il est venu vous déposer ici. Si cela peut vous consoler, sachez qu’ils n’ont pas souffert…
Ian ne manifesta pas mais demeura muet pendant quelques instants. Tio Honela respecta son silence et alla tirer le panneau coulissant de la baie. Dos tourné, il dit :
— Le dîner nous sera servi très bientôt et vous pourrez voir votre lieutenant devant la porte de son immeuble. Je vous ai annoncé une mauvaise nouvelle. Maintenant, je vais peut-être vous en apprendre une bonne : Misi Hodi, votre fiancée, est ici…
Ian le rejoignit promptement.
— Comment le savez-vous ?
— Tout simplement par le téléphone arabe. Nous ne sommes que cinq mille dans la cité et chaque arrivant est immédiatement identifié.
— Où est-elle exactement ?
— Dans le quartier des femmes que nous n’avons pas le droit de visiter. Le centre de la cité est coupé par une bande jaune irradiante qu’il serait dangereux de franchir. Au nord les femmes, au sud les hommes. Si Misi Hodi sait que vous êtes parmi nous, elle viendra à proximité de la « ligne » et vous pourrez bavarder en gardant vos dis tances. Ce n’est pas l’idéal mais cela vaut mieux que rien.
Ian se dirigea vers la porte mais Tio Honela le stoppa d’une phrase :
— Pas maintenant. Une heure avant la distribution des repas, nous sommes consignés dans nos cellules. Mettez le pied dehors et vous serez choqué par une décharge électrique. Je suppose que vous connaissez l’efficacité des faisceaux ?
Ian acquiesça et revint sur ses pas. À son expression, le professeur le devina terriblement tendu.
— Gardez votre calme, superaid, conseilla-t-il froidement, il n’y a rien que vous puissiez faire en cette conjoncture. Les Holasiens n’ignorent pas que nous sommes tous désireux de leur échapper, et compte tenu de notre quotient intellectuel, ils ont renforcé les dispositifs de sécurité. Vous avez réussi à quitter le 72e niveau mais ne pourrez rééditer cet exploit ici… Nous sommes environnés de faisceaux, de caméras, de micros, de bandes irradiantes. Un appel a lieu trois fois par jour et des patrouilles fortement armées sillonnent l’avenue périphérique en permanence, même quand la coupole est éteinte. Vous voyez que nous bénéficions d’un régime de faveur sur tous les plans…
Ian se planta devant lui.
— Vous raisonnez en tant que civil, professeur, mais c’est un terrain sur lequel je ne puis vous suivre. Je suis superaid de la Whrita, chargé de mission par le subnéral Mir Loumok sur Serkos. Par ma faute, mes hommes et moi avons été capturés et emprisonnés au 72e niveau. Actuellement, mes raiders comptent sur moi pour les libérer. En outre, je dois m’échapper et rallier Behera par n’importe quel moyen afin d’alerter les membres du Conseil supérieur des intentions du régent Witherok… Que dois-je faire pour mériter un séjour en camp de travail ?
— Vous n’y pensez pas ! s’exclama Honela.
— J’y pense sérieusement, rétorqua Ian. S’il est impossible de sortir de cette cité, il n’en va peut-être pas de même pour ce qui concerne le camp.
— Mais où iriez-vous ?
— Les infrastructures, professeur ! Puis que Holas est un vaisseau spatial, il faut bien que ce dernier ait des installations motrices ! En les suivant, j’arriverai certainement jusqu’au point de départ des navettes qui se rendent journellement sur Behera pour y prélever du minerai.
Tio Honela haussa les épaules.
— Vous périrez dans l’aventure, prédit-il, votre projet est démentiel !
— Sans doute, mais je ne peux me résoudre à demeurer passif. Je sors !
Honela eut un geste d’impuissance.
— À votre guise, superaid. En tant que délinquant primaire, vous serez condamné à quinze jours de camp, puis à un mois si vous récidivez…
Ian eut un rictus.
— Eh bien ! si je ne suis pas de retour dans une quinzaine, vous saurez que j’ai réussi !
— Ou que vous êtes mort !
Ian acquiesça et sortit. À travers la baie, Honela le vit traverser la chaussée, suivre tranquillement le trottoir en direction de la place. Puis Bul Salor jaillit de son immeuble, rejoignit son chef et, de concert, les deux hommes marchèrent vers la place en devisant.
Trente secondes s’écoulèrent avant que la décharge électrique ne couche au sol les deux téméraires. Ils hurlèrent de douleur, se tordirent, mais continuèrent de progresser en rampant… Un autoglisseur de la police déboucha en trombe, des soldats armés en descendirent. Ian et Bul furent arrêtés, on les fit monter dans le véhicule qui démarra aussitôt. Quand il passa devant l’immeuble, Ian adressa un clin d’œil à Tio Honela.
Le professeur regarda s’éloigner l’auto-glisseur et un sourire joua sur ses lèvres. Après cela, il commençait à croire que les deux raiders arriveraient à leurs fins.
* *
*
Le camp de travail se trouvait aux confins du 60e niveau, si loin de la cité Intermédiaire qu’il semblait logique de croire à la proximité de la coque du gigantesque vais seau. Transférés dans un baraquement, isolés jusqu’au lendemain en compagnie d’un homme blessé par une chute de pierres, Ian et Bul l’interrogèrent.
— Je me nomme Hav Mon, répondit l’homme qui avait une cinquantaine d’années. Sur Behera, j’étais attaché à la section diplomatique du Conseil supérieur en relation avec les représentants du Grand directoire de l’Empire, ce qui explique ma présence parmi l’élite du 60e niveau.
— Je vous connais de nom, dit Ian Doma. Pourquoi êtes-vous dans ce camp disciplinaire ?
Hav Mon changea de position en grimaçant. Une pierre lui avait fracturé le tibia. Les Holasiens l’avaient radiographié et plâtré, mais il était tenu d’accomplir la peine à laquelle il avait été condamné, même en tant que grabataire.
— Ma femme est de l’autre côté de la bande irradiante, expliqua-t-il mornement, et j’ai essayé de la rejoindre. J’ai été assommé par une décharge et me suis retrouvé ici avec une peine de quinze jours de travaux forcés en punition. En fait, je n’ai travaillé que deux jours avant d’être blessé… Manier la pelle et la pioche n’est pas mon fort, je n’ai jamais été manuel.
À travers la vitre, il désigna le camp. Il ressemblait à celui du 72e niveau, à cette différence près que les roues à godets étaient ici remplacées par un large tapis roulant sur lequel les prisonniers chargeaient le minerai. La coupole était en forme d’entonnoir. Terre, graviers, sable et cailloux tombaient de son sommet, mais le camp avait la forme d’une demi-sphère au lieu d’être rond.
— Nous sommes traités comme des bêtes, grogna Hav Mon, et les gardes sanctionnent sévèrement tout manquement à la discipline. La cité Intermédiaire est sûrement supérieure aux autres pour ce qui concerne les conditions de vie des prisonniers, mais la médaille a son revers et je pense que, ce camp est le pire de tous ceux d’Holas, tant sur le plan de la surveillance que du travail qui s’étale sur douze heures sans interruption.
Ian et Bul échangèrent un regard. Devant Hav Mon, ils ne pouvaient parler librement, mais ils supposaient par découlement logique, que la proximité de la coque était la cause de cette sévérité disproportionnée.
Le lendemain, ils furent affectés à un poste de travail très éloigné des baraquements, tout contre la paroi plane de la coupole et quasiment à proximité du point où le tapis roulant y disparaissait. Ainsi que l’avait dit Hav Mon, ce camp était parsemé de caméras, de faisceaux. Des gardes veillaient constamment sur les prisonniers dont le nombre était cependant limité à une centaine. Bien entendu, il était interdit de parler mais, grâce à leur précédente expérience au 72e niveau, Ian et Bul s’arrangèrent pour chuchoter lorsque les faisceaux, à la faible luminosité, se braquaient sur un autre groupe que le leur.
— Je suis sûr que la coque est derrière cette paroi, formula le superaid. Chaque niveau a une superficie supérieure à celui qui le précède, mais nous avons constaté qu’elle n’est pas grande d’un palier à l’autre…
Un faisceau passa et il se tut. Pour échapper à la vigilance des gardes et à l’œil des caméras, il travaillait tête baissée en se servant de Bul comme écran.
— Donc, reprit-il quand tout danger fut écarté, et compte tenu du trajet que nous avons parcouru depuis la cité Intermédiaire, nous pouvons en déduire que nous sommes à l’opposé des rampes élévatrices sur le plan horizontal, en un lieu où nous ne sommes jamais allés sur le plan vertical. D’accord ?
Bul se mit en position de réponse, dos tourné aux gardes et aux caméras, épiant le passage des faisceaux et prenant Ian comme écran.
— D’accord, confirma-t-il. Mais entre nous et les infrastructures, il y a forcément l’usine de traitement à laquelle aboutit ce tapis roulant… Même si nous parvenons à passer dans l’usine, nous y serons ensuite bloqués faute de disposer d’un émetteur pour ouvrir les portes.
Ian acquiesça. L’ouverture des portes était le gros problème et il convenait de ne pas se montrer utopique en espérant attirer des réparateurs pour renouveler le coup du 72e niveau. Les raiders se sentaient sous surveillance particulière. Les gardes avaient dû recevoir des instructions de la part du capitaine Xhurekas car leur méfiance était manifeste.
La journée s’écoula et, après douze heures de travail ininterrompu, les prisonniers épuisés furent reconduits vers les baraquements. Les raiders retrouvèrent Hav Mon, reçurent de l’eau et des pilules nutritives, puis la coupole s’éteignit insensiblement. Écrasés de fatigue, les autres prisonniers dormaient déjà dans les baraquements voisins.
Derrière la fenêtre, Ian et Bul épiaient le camp immobile, le tapis roulant stoppé, les tas de terre et de caillasse, les gardes postés autour du périmètre de travail. Ils étaient moins nombreux mais leur présence inter disait toute sortie.
— Quand la coupole va-t-elle s’éteindre complètement ? demanda Bul au blessé.
Hav Mon le dévisagea.
— Jamais, dit-il à voix basse. Sa luminosité restera ce qu’elle est jusqu’à demain matin et il y aura toujours des gardes… Si vous avez formé des projets d’évasion, vous pouvez y renoncer. Nul ne s’échappe d’un camp disciplinaire, surtout pas de celui-ci… Vous devriez dormir. Le temps de repos est moins long que celui du travail.
Les raiders suivirent son conseil, mais quand il fut endormi, ils se levèrent silencieusement et retournèrent auprès de la fenêtre. Muets, ils surveillèrent les gardes à peine visibles tant la coupole diffusait une faible clarté. Au cours de la nuit, ils constatèrent que les sentinelles étaient relevées de deux heures en deux heures, mais que cette relève ne s’effectuait pas toujours d’impeccable façon.
Selon les équipes, un décalage se produisait parfois si bien qu’une partie du camp restait brièvement sans surveillance, notamment pour ce qui concernait la paroi plane où s’enfonçait le tapis roulant.
— En nous glissant à travers les tas de terre, murmura Ian, nous devrions avoir une chance de passer dans l’usine.
Bul fronça les sourcils.
— Possible, mais ensuite ?
Le problème des portes restait entier.
— Nous aviserons, fit Ian. En attendant, notons la durée du décalage probable entre telle et telle équipe de relève. Au bout de quelques jours, cela donnera peut-être quelque chose ?
Pendant huit nuits, ils se relayèrent auprès de la fenêtre sans alerter Hav Mon, notant qu’il existait toujours un décalage entre l’équipe 4 et 5 qui, vraisemblablement, se livraient à un petit règlement de compte mesquin à propos du temps de garde. Comme la 5 ne montait pas à l’heure, la 4 descendait sans l’attendre et, pendant trente à quarante secondes, cette partie du camp restait sans surveillance.
— C’est peu, fit remarquer Bul.
— Question de rapidité, dit Ian. Je reconnais que notre chance est infime, mais nous devons la tenter avant d’être ramenés à la cité. Ce sera pour cette nuit.
Ils se couchèrent pour tromper Hav Mon, se levèrent quand il fut endormi et allèrent se poster derrière la fenêtre. Ils assistèrent aux relèves préliminaires, puis l’équipe 4 arriva. Deux heures plus tard, elle quitta la zone comprise entre les baraquements et la paroi plane alors que l’équipe 5 n’était pas encore en vue.
— Allons-y, souffla le superaid.
Ils sortirent, sprintèrent silencieusement entre les tas de terre qui les dissimulaient aux regards. Muscles bandés, craignant à chaque instant d’être frappés par un rayon paralysant, ils fonçaient dans la pénombre laiteuse sans un regard en arrière. Loin, l’équipe 4 descendait dans un martèlement de bottes mais, déjà, l’équipe 5 venait à sa rencontre et sortirait bientôt de l’écran formé par l’extrémité des baraquements.
Bul buta sur une grosse pierre, s’écroula, roula-boula le long de la bande métallique du tapis roulant. Sonné, il resta sur les genoux, des cloches plein la tête…
— Debout, gronda Ian en le soulevant, l’autre équipe arrive.
Bul tituba, soutenu par le superaid. Ils montèrent sur le tapis roulant, se glissèrent dans l’usine de traitement plongée dans les ténèbres et, à la même seconde, l’équipe 5 se montra.
— Par Iosis ! dit Bul, il ne s’en fallait que d’un cheveu !
— Parle plus bas… Les faisceaux et les caméras sont aveugles mais les micros restent efficaces. Éloignons-nous de ce passage. La visibilité est nulle mais nous arriverons aux broyeurs en suivant le tapis roulant…
Ils progressèrent dans les ténèbres, sentirent sur leur visage un souffle frais inaccoutumé.
— Système de ventilation, supposa Ian, et voici les broyeurs… Si cette usine est semblable à celle du 72e niveau, une bande de circulation existe là, sur la droite.
— Je la sens sous mon pied, confirma Bul.
Ils avancèrent sur la bande, entre les machines qu’ils ne pouvaient voir, s’éloignèrent du camp de travail d’où nul bruit ne parvenait. La nuit était déjà avancée. Il leur fallait à tout prix prendre le large avant que la coupole ne diffuse son jour artificiel, car les gardes retrouveraient aisément leur piste.
Mais dans les ténèbres rien n’était facile. À l’extrémité de la bande de circulation, ils se heurtèrent à une paroi lisse. Maintenant, ils étaient au fond de l’usine de traitement fermée par les portes coulissantes qui ne s’ouvraient que par impulsion radio. Néanmoins, l’air frais continuait de leur parvenir, preuve qu’il y avait non loin de là une bouche d’aération. Ils la cherchèrent longuement en tâtonnant, se guidant au courant d’air frais, furent sans transition dans ce qui leur sembla être une étroite coursive. Ils s’y engagèrent, escaladèrent prudemment une volée de marches et atteignirent un palier apparemment sans issue.
— C’était trop beau ! lâcha Bul. Nous voici bloqués comme des rats !
— Je ne crois pas, répondit Ian, l’air continue de souffler au-dessus de nos têtes… Nous sommes certainement dans les infrastructures !
À cet instant, Bul sentit un montant métallique sous ses doigts. Il tâtonna, en trouva un second…
— Une échelle, superaid ! dit-il. Viens par ici.
Ian le rejoignit. C’était effectivement une échelle en renoxytilium, scellée à la paroi de béton et dont les barreaux étaient garnis de caoutchouc afin que le pied ne glisse pas. Bul en tête, ils en attaquèrent l’escalade. Faute de visibilité, ils ne savaient où ils allaient, mais estimaient circuler dans une gaine de ventilation verticale. Ils comptèrent trois cents barreaux, puis furent de nouveau dans une coursive horizontale qu’ils longèrent avec circonspection.
Ils ne pouvaient estimer l’écoulement du temps, mais quand ils arrivèrent à une deuxième échelle, plusieurs heures avaient passé depuis leur fuite du camp de travail. Ils poursuivirent leur route, escaladèrent encore plusieurs centaines de barreaux, prirent pied sur un autre palier et ce fut à ce moment qu’une faible luminosité commença à sourdre des parois. Alors, ils virent le puits qu’ils venaient de quitter, la coursive s’étirant devant eux. Partout, il y avait des tubes, des tuyaux, des fils et, de place en place, une grille d’aération solidement fixée par des attaches métalliques.
— Nous sommes bien dans les infrastructures, assura Bul tandis que la source lumineuse prenait de l’intensité. Mais reste à savoir où cette succession de coursives et de puits va nous conduire…
— Peu importe, continuons ! Et le plus vite possible ! Cette clarté prouve que le travail vient de reprendre au camp, probablement aussi dans tout l’astronef, et nous aurons bientôt tous les gardes et les policiers de Holas à nos trousses !
Ils se remirent en marche, montèrent des échelles, longèrent des coursives et cela dura si longtemps que, quand l’obscurité se fit de nouveau, ils ne furent pas surpris de constater que douze heures venaient de s’écouler.
— Halte, décida Ian, installons-nous ici et dormons… Les gardes ne se sont pas manifestés au cours de cette première journée, nous pouvons dormir tranquilles.
Bul s’assit avec soulagement. Si la progression dans les coursives n’offrait aucune difficulté, l’escalade des puits était éprouvante. Il dit rêveusement :
— Nous n’avons jamais cessé de monter, n’est-ce pas ? Faut-il en déduire que le cœur de l’astronef est séparé de sa coque par une infrastructure de plusieurs cromètres ?
Ian eut un geste d’ignorance.
— Et l’air, insista Bul, d’où provient-il ? Il fait de plus en plus frais ici alors que tout le bâtiment bénéficie de l’air conditionné… Tu désires atteindre une station d’astronefs-navettes, mais j’ai l’impression que nous nous rapprochons de la coque d’Holas. Si c’est vrai, nous risquons d’être aspirés !
Ils baignaient à nouveau dans l’obscurité.
— Dors, conseilla Ian, demain il fera jour et nous arriverons sans doute en un lieu habité. Pourquoi t’étonnes-tu que nous montions constamment alors que nous changeons constamment de niveau ? Ici les échelles remplacent les rampes élévatrices, voilà tout.
Bul ne contesta pas et s’étendit sur le sol dur. Il était trop épuisé pour engager une controverse sur ce sujet.
Trois jours plus tard, ils progressaient toujours dans les mêmes conditions, mais avec infiniment moins d’ardeur et d’espoir.
Ils n’avaient rien absorbé depuis leur départ du camp, souffraient énormément de la soif car ils avaient dépassé le seuil de la faim. L’épuisement les gagnait, ils n’échangeaient plus que de rares paroles et il leur arrivait de rester plusieurs heures accrochés à une échelle avant de pouvoir reprendre leur escalade.
— Nous allons crever ici, balbutia Bul. J’ai souvent imaginé ma mort, mais je n’ai jamais pensé que je périrai d’inanition.
Ian regarda la coursive où ils venaient de s’asseoir. Elle était parfaitement lisse, sans tubes, tuyaux ou fils, et les bouches d’aération, auparavant protégées par une grille, ne l’étaient plus que par un simple grillage. Un peu plus tôt, il avait également remarqué que les échelons étaient dégarnis de caoutchouc, et tout cela révélait que les raiders se trouvaient dans un secteur très peu, sinon jamais fréquenté par les gardes ou les réparateurs holasiens.
— Nous ne pouvons continuer ainsi, dit Ian entre ses lèvres craquelées.
— Heureux de te l’entendre dire, ironisa son lieutenant. Indique-moi un autre chemin et je le prendrai sans hésiter.
Le superaid désigna la plus proche bouche d’aération.
— Essayons de trouer ce grillage, proposa-t-il. Il est rouillé par endroits et nous devrions en venir à bout sans trop de peine.
Il s’approcha de la bouche d’aération, regarda à travers le treillis métallique. Il vit le départ d’un puits et les premiers échelons d’une échelle rouillée. L’air qui en tombait était glacé. Bul se leva, examina le grillage, le conduit étroit, l’échelle, eut une moue.
— Cela ne m’inspire pas confiance, dit-il.
— Moi non plus, mais que faire ? Nous sommes dans une grave situation, promis à une mort certaine si nous ne trouvons pas bientôt de quoi boire et nous alimenter. Ce puits nous conduira vraisemblablement à une usine qui fournit le vaisseau en oxygène… Elle est forcément surveillée par des hommes, peut-être des réparateurs, que nous pourrons surprendre. Aide-moi !
Ils s’attaquèrent au grillage, eurent très vite les doigts en sang. Fait de fils de renoxytilium, le treillis tenait bon en dépit de la rouille qui l’avait rongé. Conscient de l’inutilité des leurs efforts, Ian grimpa sur les puissantes épaules de son lieutenant, s’adossa à la paroi et parvint à trouer le grillage à coups de talons. Après quoi, ils durent se reposer, tant leur état de faiblesse était grand, puis ils recommencèrent, entre coupant leur travail de périodes de repos de plus en plus fréquentes, tant et si bien que Bul ne tenait plus sur ses jambes quand le grillage offrit une ouverture suffisante pour qu’un homme pût y passer.
Ian le laissa récupérer. Il était lui-même littéralement épuisé, souffrait de troubles visuels, d’étourdissements, et ses gestes n’obéissaient à son cerveau qu’avec un temps de retard. Bul ricana.
— Si nous tombons sur des réparateurs, nous n’aurons même pas la force de les assommer, dit-il. Je donnerais n’importe quoi pour une gorgée d’eau !
— Parle d’autre chose ! gronda Ian avec agressivité.
Ils se dévisagèrent sans aménité, comprirent simultanément qu’un événement inhabituel se produisait en entendant un crépitement sourd. Ils se mirent debout, anxieux, déjà prêts à se défendre, mais le crépitement cessa au bout de quelques minutes et la paroi cessa brusquement d’émettre sa luminosité.
— Par Iosis ! fit Bul. Que se passe-t-il ?
— Une panne de lumière, estima Ian. Probablement un court-circuit à en croire le crépitement que nous avons entendu… Je ne sais si cela est bon ou mauvais pour nous, mais dans le doute, je crois qu’il vaut mieux que nous passions immédiatement par la bouche d’aération !
Il joignit le geste à la parole, se glissa entre les bords tordus du grillage, agrippa l’échelle et se hissa de plusieurs échelons. Bul le suivit et ils commencèrent une nouvelle escalade dans l’obscurité la plus complète.
Ils montaient lentement, muscles raides, assurant leur prise avant de changer d’échelon. Sous leurs mains, ils sentaient les rugosités du métal rongé par la rouille et, dans le silence, ils n’entendaient que le bruit de leur respiration saccadée. Après trois jours de jeûne, l’effort était rude. Sans l’étroitesse du puits, réduit à un trou d’homme, et qui leur permettait de s’adosser à la paroi, ils auraient certainement fait une chute mortelle.
Ils grimpèrent pendant des heures sans rencontrer un seul palier. Le puits paraissait sans fin, ils n’en apercevaient pas le sommet et, cependant, l’air devenait de plus en plus froid bien que moins respirable qu’à l’intérieur des gaines de ventilation dans lesquelles ils erraient depuis leur fuite du camp. C’était paradoxal. Ils se rapprochaient de la source d’aération de Holas et l’air comportait moins d’oxygène qu’au cœur du bâtiment !
— Le puits se rétrécit encore, haleta Ian en faisant halte. Si cela continue, nous serons forcés de descendre… Ici, mes épaules touchent les parois.
Bul n’émit qu’un grognement. Tout son corps était douloureux et il ne souhaitait plus que pouvoir s’étendre.
— Nous poursuivons ? demanda Ian.
— Va toujours, superaid… Je ne me sens pas capable de dormir sur cette échelle…
Ian reprit son escalade comme un auto mate. Il avait la sensation de grimper depuis des années, avait la conviction que cela ne se terminerait que par sa mort. Les infrastructures de Holas étaient un fantastique labyrinthe et, s’ils approchaient sans doute des niveaux supérieurs du bâtiment spatial, ils n’atteindraient jamais aucun but.
Ils grimpèrent interminablement, puis Ian fut bloqué entre les parois du conduit, bras levés, une main posée sur une surface horizontale pierreuse.
— Avance, expira Bul.
— Impossible… L’échelle se termine ici mais le trou est si étroit que je ne puis passer… Pousse-moi, lieutenant ! Je ne suis qu’à quelques micromètres d’un palier où nous pourrons dormir !
— Par Iosis ! ragea Bul, nous passerons de gré ou de force !
L’un aidant l’autre, ils franchirent effectivement le goulet, se retrouvèrent étendus sur le palier ténébreux, vêtements et chair déchirés. Là, ils respiraient malaisément, le froid était vif, mais cela leur était égal. Restant où ils étaient tombés, ils sombrèrent dans un sommeil de plomb.
Le froid les réveilla, tout comme il aurait pu les tuer s’ils avaient été moins résistants, et ils s’assirent pour mieux examiner les lieux. Il faisait nuit, mais ce n’était plus la nuit absolue du cœur de l’astronef. Ici régnait une faible clarté, et bien que la visibilité soit réduite, ils pouvaient se distinguer mutuellement, voir la gueule sombre du puits, la surface granuleuse sur laquelle ils reposaient.
— Où diable sommes-nous ? grommela Bul. Cela ne ressemble pas à une coursive, ni à un palier, ni à rien de ce que nous avons vu jusqu’à présent. Puis cette surface n’est-elle pas en pente ?
— Si, confirma Ian. Il s’agit même d’une pente assez forte. Serait-ce une usine d’un type nouveau ?
Alentour, ils entrevoyaient des formes vagues et tourmentées. Cela pouvait être des machines, un ensemble compliqué de transmissions, etc.
— Nous devons bouger, reprit Ian, il fait trop froid pour rester immobile. Dans l’état où nous sommes, mieux vaut que notre sang circule.
Ils se levèrent péniblement, avancèrent avec circonspection mais, malgré leur prudence, butèrent sur des inégalités du sol quasiment à chaque pas. Bul se baissa, tâta le terrain, trouva sous ses doigts des protubérances rondes et lisses.
— Qu’est-ce que c’est ? s’informa Ian.
— Sais pas… Peut-être des boulons. Au toucher, cela est froid, solide comme du métal.
— Des rivets de coupole ?
— Hum ! Dans ce cas, nous serions sur une coupole, sous la coque proprement dite et au-delà des infrastructures ! Tu te rends compte !
— Je me rends compte que nous n’avons pas cessé de monter, que ce terrain s’élève toujours, et que nous n’avons pas perçu un ronflement de machine depuis trois jours et trois nuits. Continuons !
Ils reprirent leur marche titubante. Le silence était total, le froid de plus en plus vif. Les formes indistinctes qui les entouraient paraissaient reculer à mesure qu’ils avançaient et une énorme masse sombre sortait peu à peu de l’ombre. Se fiant à leur expérience, ils pensèrent qu’ils se rapprochaient d’une paroi, peut-être de la coque du vaisseau spatial nommé Holas, et accélérèrent involontairement car ils touchaient enfin au but.
Puis, soudain, le sol s’ouvrit sous leurs pas, et ils dégringolèrent une pente abrupte et lisse, furent stoppés par une masse arrondie, restèrent allongés sur le dos, meurtris, sanglants, mais ayant devant eux une petite lumière scintillante. Elle brillait au-dessus de leur tête, disparaissait quelquefois derrière des nappes cotonneuses…
— Une étoile ! lâcha Ian avec stupeur.
Bul ricana :
— Donc la coque serait transparente !
Le superaid secoua le front.
— Il n’y a pas de coque, Bul ! Nous sommes sur Holas ! L’air que nous respirons est celui de l’espace, le sol que nous douchons est celui d’une planète morte semblable à Serkos !
Le lieutenant se dressa.
— Par Iosis ! Si tu dis vrai, pourquoi ne voit-on pas Behera ?
— Parce que nous sommes sur la face cachée de Holas ! Nous ne connaissons pas cette étoile pour la même raison… Elle est invisible depuis Behera puisque Holas fait écran ! Repartons ! En progressant dans la même direction, nous finirons par découvrir Behera !
Ils reprirent leur route en se gardant des ravins et des trous dont le sol était parsemé. Puis, alors qu’ils escaladaient difficilement une pente raide, un sifflement vrilla le silence tandis qu’une lueur crue illuminait brusquement le paysage chaotique.
— Un astronef ! aboya Ian. Cachons-nous !
Ils plongèrent derrière un monticule arrondi et l’appareil les survola à basse altitude, projecteurs fouillant le sol, canons braqués. C’était un vaisseau de dimensions réduites, portant les couleurs de la police holasienne, et les raiders rentrèrent la tête dans les épaules. On était sur leurs traces, avec l’ordre probable de les désintégrer à vue, car la clémence du régent Witherok n’était pas sans limites.
Le bâtiment de la police perdit de l’altitude. Quand il fut près du sol, deux policiers sautèrent à terre, allumèrent des lampes tandis que l’appareil s’éloignait.
— Ils quadrillent le terrain, gronda Bul entre ses dents, cela sent mauvais, superaid.
Le bâtiment déposait effectivement deux autres policiers sur un autre sommet, repartait plus loin dans le sifflement de ses réacteurs. Il disparut rapidement mais, de proche en proche, les lampes des policiers fouillaient les moindres recoins.
— Filons, intima Ian à mi-voix.
Ils repartirent dans la direction où nulle lampe ne brillait, franchirent une éminence, virent devant eux danser plusieurs sources lumineuses. Ils obliquèrent aussitôt mais, avec désespoir, comprirent que la police les avait approximativement positionnés car le secteur était bouclé.
— Nous sommes flambés ! éructa Bul en serrant les poings. Je me demande si nous n’avons pas involontairement provoqué ce court-circuit en crevant le grillage de la bouche d’aération ?
— Possible. En ce cas, rien d’étonnant à ce que la police ait retrouvé notre piste. Gagnons cette grotte !
Ils s’y rendirent, plongèrent dans l’ombre, mais se heurtèrent très vite à une paroi et déchantèrent. La grotte était peu profonde et il ne fallait pas espérer y trouver long temps refuge. Les policiers connaissaient le terrain, les cachettes possibles. Dès qu’ils seraient à proximité, ils ne manqueraient pas d’inspecter cet endroit.
— Eh bien ! lâcha Ian, nous savons maintenant ce qu’il nous reste à faire, lieutenant ! Les policiers sont armés mais patrouillent deux par deux… Avec l’effet de surprise, nous avons une chance.
Bul ne répondit pas. Il tenait à peine sur ses jambes et le moindre effort lui coûtait. Cependant, il savait que la situation n’offrait pas d’autre issue. Lui et Ian avaient atteint le point de non-retour : il leur fallait vaincre ou mourir.
Les deux hommes se postèrent de part et d’autre de l’entrée et attendirent. Dans la nuit, deux lampes se rapprochaient. Sous la clarté dansante, les canons des fusils désintégrants étincelaient sinistrement mais, d’après leur manière de procéder, il était manifeste que les policiers opéraient avec une certaine décontraction. Ils savaient évidemment que les fuyards n’avaient pas d’arme, ne devaient pas ignorer qu’ils n’avaient rien absorbé depuis trois jours. Compte tenu de ces deux facteurs, ils devaient considérer leur mission comme une sorte de chasse dont l’issue ne faisait aucun doute.
— Attention, souffla Bul, les voilà qui attaquent la pente… Ils seront là dans un instant, Ian, et arriveront de ton côté.
— Bien. Réunissons le peu de forces qui nous reste, mon ami, répondit le superaid. Si nous échouons, nous nous retrouverons au paradis des nautes et celui qui l’atteindra le premier préparera un repas…
Bul eut un rictus. Que Ian ait la ressource de plaisanter en un tel moment était bon signe. Il se concentra en suivant des yeux la progression de policiers. Ceux-ci conversaient à voix basse, mais leurs lampes n’en balayaient pas moins le terrain avec application. Au loin, d’autres lampes brillaient sur les sommets et dans les ravins.
— Frappons pour tuer, murmura Ian. Un cri et les autres viendront à la rescousse.
Les policiers n’étaient plus qu’à quelques pas. Ils parlaient de leurs difficultés professionnelles, notamment de la rareté des jours de congé, étaient donc fort éloignés du moment présent quand les raiders se ruèrent sur eux.
Frappés aux centres vitaux, ils s’effondrèrent tels des sacs sans avoir le temps de crier tant l’attaque fut foudroyante. Leurs armes roulèrent avec les lampes mais, vidés de leurs ultimes forces, Ian et Bul les accompagnèrent dans leur chute. Après un long moment de récupération, au cours duquel ils n’enregistrèrent aucun mouvement suspect alentour, ils fouillèrent leurs victimes, découvrirent deux bidons d’eau et un stock de tablettes nutritives. Avant toute chose, ils burent et mangèrent, puis ils revêtirent l’uniforme des policiers et les courtes bottes ainsi que le serre-tête.
— Maintenant, dit Ian, faisons disparaître les corps et nos vêtements. Au fond de la grotte nous pourrons les désintégrer sans que la lueur des armes n’alerte les autres patrouilles.
Ils exécutèrent rapidement cette besogne, sortirent et s’éloignèrent, lampes allumées, sans hâte particulière, armes prêtes à cracher. Ils savaient que, bientôt, les meutes policières les traqueraient sans pitié, mais cela ne les préoccupait pas outre mesure.
À force de côtoyer la mort, ils devenaient indifférents au danger.